Trop intelligente, trop belle, trop forte, trop rouge ? Le mélange de fascination et de crainte que Chantal Montellier a suscité a souvent relégué son art au second plan dans l’histoire de sa réception critique, alors qu’il aurait dû être au centre de l’attention. Cette exposition se concentre sur la période la plus prolifique de la carrière de Montellier, pour inscrire son œuvre dans l’histoire de la bande dessinée comme l’une des plus politiquement pertinentes de son époque.
De 1978 à 1994, de ses débuts dans Charlie Mensuel, Ah ! Nana et Métal Hurlant à la publication de la troisième (et hélas dernière) aventure de Julie Bristol aux éditions Dargaud, Chantal Montellier a produit un des corpus de bandes dessinées les plus singuliers dans la persistance de son rapport critique au monde.
Dans son contexte de parution, le fait qu’une femme produise une telle œuvre était sans doute impensable et le silence actuel autour de son œuvre est peut-être entretenu ou savamment organisé par ceux qui hier avaient du mal à le penser. C’est ainsi que tout au long du parcours artistique de Chantal Montellier, la réception de son œuvre se présente – malheureusement – comme un cas d’école de l’histoire de l’art féministe.
Cette exposition se propose de rendre à nouveau visible une œuvre devenue invisible par la multiplication des carences éditoriales et entend contribuer à la préservation de cette œuvre, dans une perspective résolument matrimoniale.
Alors que Chantal Montellier a été publiée par les plus grands éditeurs de l’histoire de la bande dessinée francophone des années 1980, Les Humanoïdes Associés, Futuropolis, Casterman, aucun de ses éditeurs historiques n’a pour l’instant jugé nécessaire de republier l’une de ses œuvres. Ni 1996, ni Shelter, ni Wonder City (les trois volets de sa trilogie de « social fiction ») ni Andy Gang, ni Le Tueur de la Marne ou Joyeux Noël pour Andy Gang n’ont été réédités par les Humanoïdes Associés. Les trois aventures de Julie Bristol attendent qu’on les recueille en un volume et des titres aussi importants que Les Rêves du fou, Rupture ou Le Sang de la commune attendent toujours leur republication.
La constance critique de l’œuvre de Chantal Montellier apparaît rétrospectivement comme l’un des rares contrepoids aux renouvellements opportunistes de l’offre éditoriale qui a vu l’alliage d’érotisme et de science-fiction de Métal Hurlant céder la place dans les pages d’(À suivre) aux charmes discrets de la petite bourgeoisie.
Dans une période qui a vu la bande dessinée se répandre ainsi au-delà des rayons jeunesse des kiosques et des librairies, l’œuvre de Montellier s’impose rétrospectivement comme l’une des plus authentiquement adulte que la bande dessinée européenne d’auteur·trice ait produites.
Chez Montellier, la critique de l’économie politique s’épaissit d’une critique de la société de contrôle, d’une critique de la société de consommation, d’une critique du patriarcat et d’une dénonciation des violences d’État.
Opposant la froideur du réel à l’escapisme régressif ou aux nostalgies délétères, l’œuvre de Chantal Montellier dans son versant réaliste autant que dans son versant dystopique est emplie d’images qui ne paraîtront excessives qu’aux modéré·es.
Paris y est hantée par les Communard·es assassiné·es, les centres commerciaux y sont dépeints comme des laboratoires d’une expérimentation sociale à ciel fermé, les hommes comme des crocodiles, l’eugénisme y est assisté par ordinateur, des cadavres naturalisés y servent à vendre des voitures d’occasion et Big Brother y est un vieil homme blanc chauve dont notre conditionnement culturel nous force à trouver la tête sympathique. Si l’institution asilaire y est décrite et dessinée avec une minutie de documentariste, elle est aussi présentée comme l’envers d’un monde dans lequel les fous les plus dangereux sont aux manettes, toujours du bon côté du manche et possèdent les codes des diverses mallettes nucléaires. Quant aux assassins de l’ordre (les inspecteurs de police), ils y ont eu une belle gueule, mais ont élevé la bavure en pratique bureaucratique.
Chez Montellier, la métaphore ne sert pas seulement à exprimer une vérité plus profonde, mais est aussi souvent une vérité littérale. C’est que la dystopie chez elle n’est jamais très éloignée de la réalité dont elle est une allégorie ou une re-présentation. Du reste, il ne suffit souvent que d’une simple re-description, comme celle de la France sous le ministère de l’intérieur de Charles Pasqua dans Les Damnés de Nanterre, pour faire ressortir la vérité dystopique du réel.
Est-ce une telle singularité qui a effrayé ? Cette détermination montellerienne à penser par elle-même, via les images ? Cette conviction que la bande dessinée puisse être autre chose que du bon divertissement (fût-il expérimental) ; qu’une bonne bande dessinée puisse s’aventurer sur le terrain du politique ?
Mais si la forme de l’exposition s’est imposée, qui plus est dans le contexte d’un centre d’art contemporain, c’est aussi que l’œuvre en bande dessinée de Chantal Montellier réclame une attention accrue à la forme comme aboutissement d’une réflexion critique. Fidèle au format du 48CC, Chantal Montellier n’est pas une romancière graphique (bien qu’elle soit par ailleurs une romancière tout court), mais une artiste de la planche. Il est possible de passer à côté de son œuvre, pour peu qu’on ne soit pas sensible aux jeux savants des constructions, aux effets de rime et de symétrie, de mise en abyme multiples, bref à la dimension réflexive d’un travail qui en appelle à l’intelligence de celles et ceux qui le regardent plutôt qu’à leurs instincts consommateurs. R.B., V.G., É.M. et F.W.