World3 Boardgame

05⁠–⁠​06.02.2015

Si l’année 1968 est fréquemment associée à l’apparition des mouvements contestataires du mois de mai, elle évoque aussi la fondation d’un groupe de réflexion qui s’attela à cerner, sous un autre angle critique, les déséquilibres provoqués par la société de consommation : le Club de Rome.

De nos jours, s’il est presque banal d’observer que la prospérité économique des sociétés basées sur la croissance n’est plus soutenable, il n’en allait pas de même au début des années 1970. Deux ans après sa formation, le Club de Rome commande à une équipe de recherche du MIT formée par Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, un rapport pour étudier la question1 . Ils·elles sont alors les précurseur·se·s d’une conclusion forte sur la croissance matérielle perpétuelle : « tôt ou tard elle conduira au déclin du monde qui nous entoure même si l’on reste très optimiste sur les capacités technologiques à venir »2 .

L’approche critique de Valentin Defaux propose de mettre en perspective le système complexe de modélisation qui a permis les conclusions du rapport Meadows sous la forme d’un jeu de plateau assisté par ordinateur. Dans le sillage de Guy Debord, qui en 1977 conçoit sa version du jeu Kriegsspiel en reproduisant l’ensemble des rapports stratégiques et tactiques de la guerre selon le traité du général Clausewitz, le World3 Boardgame de Defaux réunit l’ensemble des facteurs pris en compte dans le rapport Meadows sous la forme de pièces manipulables : la dimension de la population, le volume de production de nourriture, le niveau d’industrialisation, le contrôle de la pollution et la consommation des ressources naturelles non renouvelables. Face aux diverses éventualités qu’ils·elles sont prêt·e·s à envisager, les participant·e·s décident d’une stratégie commune. A chacune de leur décision, l’ordinateur piloté par l’artiste dresse l’évolution de la situation mondiale sur une période de 10 ans. À titre d’exemple, si l’on opte pour la perpétuation de la croissance elle conduit à l’effondrement brutal du niveau de vie en raison du manque de ressources énergétique, de l’explosion de la pollution et de la pénurie de nourriture. À l’inverse, si l’on postule que l’on mène une politique qui préserve les ressources naturelles sans pour autant réduire progressivement le nombre de naissance, le manque de récolte provoque une famine et ainsi de suite jusqu’en 2100. L’issue de la partie dépend d’une analyse clairvoyante de l’évolution de la situation écologique dans laquelle sont placé·e·s les joueur·se·s. Avec une habileté brechtienne, Valentin Defaux fait en sorte que les enjeux du rapport Meadows naissent, non d’un prêche ou d’un argumentaire, mais des choix et des compromis que les participant·e·s sont prêt·e·s à consentir au fur et à mesure de l’évolution de la partie.

Tandis que le modèle établi il y a près de cinq décennies par le rapport Meadows suit paisiblement son cap à la manière d’une tragédie classique3 , les dirigeant·e·s politiques se réclament de vivre pleinement la contradiction de notre temps en faisant des accords de régulation exigeants et systématiquement ajournés la condition de notre salut4 . N’empêche : si la société actuelle n’est pas capable de créer rapidement les moyens de son développement soutenable, elle peut réunir par les rejets qu’elle suscitera dans un futur proche, les forces aptes à la renverser. En commençant par les victimes directes du capitalisme-fossile comme c’est le cas dès à présent pour les Pacific Climate Warriorsocéaniens, les réfugié·e·s climatiques des pays du sud ou encore les précaires énergétiques5 . Et il y a fort à parier que si la tendance ne s’inverse pas d’ici peu, les lecteurs·trices de ce texte fassent partie des futur·e·s concerné·e·s. Par le biais d’un jeu de plateau didactique, Valentin Defaux nous fait toucher du doigt un monde fini. En nous permettant de saisir de quoi il retourne au lieu de le subir, ce jeu contient la mesure qui convient le mieux à la situation que nous sommes en train de vivre : celle de l’engagement.

Références

  1. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers, and William W. Behrens III, The Limits to Growth. A Report for The Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, https://bit.ly/2TVUm50, 1972.
  2. Jean-Marc Jancovici, Rapport du Club de Rome – Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III – 1972, https://bit.ly/2zN1tWo, novembre 2009
  3. Charles A.S. Hall and John W. Day, Jr., Revisiting the Limits to Growth After Peak Oil, https://bit.ly/2Mt7NVX, mai-juin 2009
  4. Jade Ringard, Un accord historique est signé à la COP21 mais…, https://bit.ly/3eFSipl, Médiapart, décembre 2015
  5. Christophe Bonneuil, Tous responsables ?, https://bit.ly/2Apz9JK, Le monde diplomatique, novembre 2015